Les nouvelles mesures sur l’affichage commercial en français continuent d’inquiéter

MONTRÉAL — Des représentants du milieu des affaires québécois dénoncent les mesures mises en place par le gouvernement pour protéger le français.

Dans une lettre ouverte envoyée à un quotidien montréalais, des organisations à vocation économique  — le Conseil canadien du commerce de détail (CCCD), le Conseil du Patronat du Québec (CPQ), l’Association québécoise de la quincaillerie et des matériaux de construction, Manufacturiers et Exportateurs du Québec, la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) et la Fédération des chambres de commerce du Québec — ont demandé au gouvernement Legault de revoir sa position dans ce dossier.

Selon eux, les mesures sur l’affichage commercial en français contraindraient les entreprises à des aménagements souvent difficiles à mettre en place, et ce dans un délai de deux semaines. Irréalisable en un laps de temps aussi court, soutient Michel Rochette, président de la section québécoise du CCCD et porte-parole du groupe de la lettre.

Les auteurs de la lettre rappellent que le «gouvernement avait promis un délai de trois ans pour la  mise en œuvre de règles qui, à ce jour, n’ont toujours pas été adoptées».

Si le projet de loi 96 a finalement été sanctionné en 2022, certaines des mesures concernant les entreprises, les «règles du jeu» comme les appelle M. Rochette, ont été déposées seulement en janvier de cette année. Leur version finale n’a pas encore été adoptée. Son constat est donc simple: «on ne peut apporter aucun changement tant qu’on n’a pas les règles». 

La date limite pour se mettre en conformité avec la nouvelle réglementation voulue par Québec est le 1er juin 2025. À cette date, toute mention d’un «on/off» sur un bouton serait proscrite en vertu des dispositions de la loi 96, de même que «play» sur un lecteur quelconque et bien d’autres mentions qui n’étaient pas encore assujetties à la règle du français, car elles n’étaient pas relatives à une utilisation sécuritaire d’un produit. L’enjeu logistique lié au délai d’adaptation pose un vrai souci aux cosignataires de la lettre ouverte de samedi.

Mais le problème est plus vaste. Selon M. Rochette, l’affichage extérieur va lui aussi virer au cauchemar logistique. «Les entreprises du Québec venaient déjà de compléter toute une transformation, qui s’est terminée il y a à peine cinq ans, de tous les affichages extérieurs des commerces, tonne M. Rochette. Là, le règlement nous apprend qu’on doit retraverser une nouvelle phase de changement. Donc, toutes les enseignes qui ont été modifiées devront être remodifiées, dans un délai encore plus court.»

Le président du CCCD avance que l’affichage est aussi soumis aux contraintes déterminées par les municipalités et aussi les propriétaires des bâtiments. «Certains cas risquent d’être complexes, sinon impossibles», fait-il remarquer. 

Qui a peur du grand méchant web?

Les signataires de la lettre ouverte ont une grande crainte d’un geste très anodin: le clic. Si les consommateurs ne peuvent plus trouver le produit qui les intéresse chez un détaillant local, la tentation est grande de se tourner vers le commerce en ligne et d’acheter sur des sites non québécois ce qu’il leur faut. Ces sites n’auront pas à respecter les règles de l’affichage en français. 

«On calcule que les Québécois aussi vont malheureusement payer le prix, se désole M. Rochette. Et la langue française risque d’être affectée, parce que si on amène les Québécois vers des sites hors Québec qui ne respectent pas les mêmes règles, le français ne sera certainement pas mieux protégé.» 

La capacité d’approvisionnement constitue l’un des nœuds de ce problème, insistent les signataires de la lettre. Car, si un produit ne peut respecter les règles établies par la province, les commerçants n’auront d’autre choix que de le retirer de la vente. Or, «dans un monde de plus en plus internationalisé, de plus en plus large, où les chaînes d’approvisionnement sont très interconnectées avec l’ensemble de la planète et les fournisseurs sont un peu partout dans le monde, pointe M. Rochette. Des fois, ça devient un peu plus compliqué de mettre des contraintes sans délai.» 

Les réalités industrielles et économiques des commerces, des restaurants, etc., sont ce qu’elles sont, rappelle le président du CCCD. Un grand nombre de produits risque d’être retiré de la vente, ce qui limitera l’offre chez les commerçants locaux. «Pourquoi doit-on limiter lorsque c’est simplement pour un bouton?», s’exclame Michel Rochette. 

Des craintes partagées

Québec voyait là une occasion de développer des partenariats avec d’autres fournisseurs, francophones ou, tout simplement, ouverts à s’adapter au marché québécois. 

«Le Québec est une société avancée et un marché important et lucratif. Si certaines entreprises ne veulent pas faire des affaires au Québec pour éviter de traduire les indications sur leurs produits, s’ils refusent de parler aux Québécois en français, nous sommes convaincus que leurs concurrents profiteront de ces opportunités au profit des Québécois», avait soutenu le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge dans un communiqué, fin février. 

 Le CCCD et ses alliés ne sont cependant pas aussi optimistes que le ministre. Et la réaction de Washington à la future réglementation de l’affichage commercial au Québec tend à donner raison aux organisations commerçantes et entrepreneuriales. Le Bureau du représentant américain du commerce avait signalé que de nombreuses inquiétudes émergeaient au sud de la frontière, principalement chez les petites et moyennes entreprises, pour lesquelles l’adaptation aux normes plus exigeantes des francophones québécois pose, pour eux aussi, un problème d’adaptabilité et, par conséquent, de possibles pertes de clients. 

«Depuis un an et demi, on se fait contacter quasiment tous les jours avec des questions, surtout les plus petites et moyennes entreprises. (…) On fait face à beaucoup d’incompréhension, honnêtement, et de surprise, par rapport aux critères qui leur paraissent ultra-exigeants», confiait Eliane Ellbogen, avocate en droit de la propriété intellectuelle du cabinet Fasken à Montréal, à La Presse Canadienne au mois de janvier. 

C’est avec ces mêmes inquiétudes que les signataires de la lettre de samedi appellent le gouvernement à revoir les détails de son projet de loi avec les organismes représentants les entreprises et commerces afin de mieux prendre en compte l’impact des mesures et de préserver «la santé économique [des] entreprises et le bien-être des Québécois». 

Le 24 février, le CCCD a présenté un mémoire à Québec, sur lequel il n’a pas encore eu de retour. «On ne peut plus faire grand-chose d’autre que de maintenir le contact», fait savoir Michel Rochette. 

Le ministère reste, semble-t-il, ouvert au dialogue, puisque M. Roberge avait assuré en mêlée de presse, le 22 mars, prendre en compte les commentaires sur le projet de loi pour que «le règlement soit bien appliqué, puis qu’idéalement tous les services qui sont actuellement disponibles demeurent disponibles». Il avait ensuite nuancé ses propos en insistant sur «le droit des Québécois d’être accueillis en français, d’être servis en français, d’avoir des objets qui sont étiquetés en français pour qu’on puisse comprendre ce qu’on achète, qu’on sache ce qu’il y a dans les produits.» «Je pense que ce n’est pas négociable», avait-il insisté. 

Le ministère de la Langue française n’a pas répondu à nos demandes de commentaires.

Avec Stéphane Rolland, La Presse Canadienne

Note aux lecteurs: Version corrigée. Bien lire au 6e paragraphe que «La date limite pour se mettre en conformité avec la nouvelle réglementation voulue par Québec est le 1er juin 2025». L’année n’avait pas été précisée dans la version précédente.